J’ai eu cette année l’immense privilège d’accompagner dix femmes tout au long du cursus des sept ateliers d’Art-thérapie en relation avec les sept étapes du conte La Jeune Fille Sans Mains, tiré de l’ouvrage de Clarissa Pinkola Estes « Femmes qui courent avec les Loups ».

Est-ce que vous connaissez son travail? Il est dense, extrêmement riche et une première lecture ne suffit pas à en saisir toute la profondeur. Mais ce que j’entends à travers tous les témoignages que j’ai reçus, c’est qu’une seule et première lecture est capable de nous remuer au plus profond de nous-mêmes, comme s’il avait été écrit par une bonne sorcière (psychanalyste jungienne et conteuse de talent) qui ne veut que notre bien. Alors qu’importent les critiques qu’il peut recevoir parfois de survaloriser la force et l’affirmation des femmes, voire de tomber dans l’inflation de celles-ci, d’après mon expérience de femme et de thérapeute, c’est souvent un passage nécessaire pour recouvrer notre souveraineté sur notre vie, quand nous l’avons perdue.

Ce conte nous parle de la vie entière des femmes, de toutes ses étapes incontournables, des épreuves qui les attendent, et qui, une fois qu’elles les auront surmontées, feront d’elles des femmes reliées à leurs désirs profonds et capables d’agir avec discernement, confiance et courage.

Les contes sont des productions de l’âme populaire véhiculant une expérience millénaire qui nous offre la possibilité de dépasser nos épreuves. Grâce à une richesse de sens, ils nous proposent une autre manière d’appréhender et de comprendre notre fonctionnement. L’interprétation dégagée par Estes du conte La Jeune Fille Sans Mains est remarquablement percutante.

Dans la psychologie des profondeurs, nous partons du principe que tout ce qui fait partie du conte, les personnages, les liens qui les unissent, ainsi que les objets, est en relation avec notre fonctionnement psychique. De même que tout ce qui existe à l’extérieur dans nos vies est le reflet de notre intériorité.

Le conte La Jeune Fille sans Mains s’ouvre sur un pauvre meunier coupant du bois mort dans la forêt. Afin d’échapper à sa corvée, dans une inconscience totale, il fait un pacte avec le diable et échange sa fille contre la richesse.

Cette première étape nous parle de notre désir à toutes, à un moment donné de notre existence, de troquer notre autorité sur notre vie contre une issue facile qui nous paraît riche.

C’est une illusion qui va se révéler être fatale, car la femme décide d’abandonner ses talents, ses capacités et sa lumière, pour une coquille vide, source de souffrances. Estes nomme ce pacte « le marché de dupe ». Il n’est pas que l’apanage des femmes jeunes, mais celui de toutes les femmes qui n’ont pas encore parcouru ce chemin initiatique.

Nous ne pouvons échapper à la corvée du bois à couper car alors ce seront nos mains qui seront coupées, autant dire la prise sur notre propre vie. Cette corvée du bois n’est rien d’autre qu’accomplir les tâches psychiques qui nous incombent tout au long de notre existence, comme chercher la nourriture qui nous convient, trier le bon du mauvais, et allumer le feu de nos passions. On parle d’endurance et de persévérance car le chemin est long, parfois douloureux, jamais simple.

Quel a été ou quel est votre marché de dupe? La sécurité d’un mariage, un travail rémunérateur mais dépourvu d’intérêt profond, des tendances sexuelles qui ne sont pas les vôtres, une créativité mise en sourdine, etc. ?

Le diable du conte, peut refléter un environnement culturel dépréciatif vis à vis du féminin, mais aussi notre « prédateur » intérieur, cette partie de nous, destructive et négative, qui nous dévalorise et nous sous-estime, un complexe qui entrave notre développement et notre épanouissement. Cette étape du conte consiste à faire sa connaissance, à déceler sa présence, à l’entendre venir.

Puis, il nous faudra panser les plaies liées au marché de dupe pour nous permettre d’avancer.

La jeune fille n’a plus de mains, le diable les a coupées, mais elle a réussi à se débarrasser de lui grâce à ses larmes protectrices. L’amputation de nos mains  psychiques symbolise de n’avoir aucune prise sur le monde. Leur pouvoir est reconnu de ceux qui savent qu’existent en elles une sorte de radar capable de voir dans le noir et de recevoir la lumière.

Il est temps de quitter les vieux parents de la psyché, le père et la mère que nous avons intériorisés et qui n’ont pas su nous protéger, pour aller vers de nouveaux territoires inconnus. Ils tentent bien une dernière fois de la ramener à l’inconscience, mais elle a vaincu le diable, sa nature instinctive va lui souffler de partir, d’avancer, le chemin est encore long…

Ainsi commence l’errance de la jeune fille sans mains. Elle a quitté son ancienne vie, ses anciennes valeurs et ses anciens repères. Elle n’a ni connaissances, ni rien à quoi s’accrocher. Et elle va avoir faim, faim de ce qui peut la nourrir intérieurement. C’est ainsi qu’elle va s‘aventurer dans un verger et qu’une magnifique poire va s’offrir à elle. C’est le verger du roi. Il voudra l’épouser quand il l’entendra prononcer ces mots : « J’ai été du monde et pourtant, je ne suis plus de ce monde ». En effet, la jeune fille sans mains est capable d’être en surface tout en errant dans le monde du dessous, où va s’accomplir le travail psychique. Cette rencontre, ce mariage avec sa part de masculin, en alliance avec son énergie féminine, lui permettra de créer un pont vers le Soi, vers l’unité. Il nous faudra différencier l’expression d’un masculin despotique et archaïque, écrasant, et qui parfois nous demande de renoncer à notre féminité, en étant toujours vers la réalisation de l’affirmation à l’extérieur, d’un masculin positif qui encourage la transformation du monde, à travers sa mise en service de la relation et de l’épanouissement de l’identité féminine.

Mais le roi doit s‘absenter vers un lointain royaume pour guerroyer. Pendant son absence la jeune reine donne naissance à un bel enfant. Le messager qui transporte la missive pour en informer le roi s’endort en cours de route. Le diable refait son apparition et transforme leur correspondance en messages de haine. Le dernier message du roi à sa mère demande que celle-ci tue la jeune reine et son enfant. Elle refuse et envoie la jeune mère se cacher dans la forêt, son enfant sur son sein. A cette étape-là, la femme donne vie, elle devient elle-même une psyché indivise, elle apprend à aimer toutes les parts d’elle-même. Elle a de nouvelles envies, de nouvelles idées, des nouveaux centres d’intérêt, de nouveaux amis… Le chemin parcouru a été long et fastidieux, grande est la tentation de se reposer. Erreur fatale commise non pas une fois mais plusieurs fois. Nous oublions le diable. Notre prédateur intérieur, attiré par la lumière et par toute forme de vie nouvelle, va dénigrer et juger laid nos projets. Il coupera nos idées, nos sentiments et nos actes. Il ne faut pas oublier que la jeune reine, sans mains, n’a aucune prise sur le monde, et voilà que maintenant le prédateur se sert de la voix du moi pour condamner, attaquer sa créativité et ses rêves, la démoraliser. Il lui faudra affronter ce prédateur, apprendre ses ruses et ses tours afin de pouvoir le déjouer. Prendre conscience de ses points forts et de ses points faibles afin de ne plus laisser le complexe agir.

Tout en étant séparée du roi et de sa mère, la jeune reine est soutenue par leur souvenir. La venue du prédateur lui octroie une pause importante. Elle est accueillie au sein de la forêt dans une petite auberge où elle résidera sept ans. Ce bref passage du conte est le plus long dans la vie d’une femme en termes de maturation de la tâche à accomplir. Durant ce cycle, elle mûrit considérablement à travers un travail sur sa propre biographie et acquiert un sens profond de sa destinée. Un miracle se produit, ses mains repoussent petit à petit jusqu’à devenir des mains pour façonner sa vie avec.

Quand le roi revient de guerre, sa mère et lui comprennent qu’ils ont été joués par le diable. Le roi n’aura de cesse de rechercher sa bien-aimée, ce qui lui prendra également sept ans. La jeune reine n’est plus la fragile âme errante qu’il a épousée, elle a désormais des mains. Le roi devra lui aussi traverser le processus de sa propre transformation et acquérir un niveau de connaissance similaire à celui de la jeune reine. Ceci afin d’éviter que nous soyons de nouveau déchirée entre ce que nous savons intérieurement et la manière dont nous nous comportons à l’extérieur. Ce que la femme a appris, sa nouvelle organisation interne, pourra alors être mis en acte à l’extérieur. Le roi l’épousera une seconde fois.

Elle n’est plus menée par le désir de sécurité du moi. Elle accède à sa propre expression, peut agir dans le monde, avec une prise expérimentée sur son chemin.

Ces étapes d’une vie entière se dérouleront fondamentalement une première fois, puis nous pourrons revenir à l’une ou à l’autre, selon nos besoins, à chaque fois avec plus d’aisance et d’agilité.

Chaque étape du conte, comme celles de notre vie, apporte ses tâches à accomplir pour avancer sur notre chemin d’individuation. La synergie de l’Art-thérapie et de la sagesse des contes permet une dynamique extraordinaire de dépassement de nos conflits psychiques. Les médiums artistiques, en passant par la voie du corps, permettent à travers la transformation de l’œuvre, une communication, un dialogue, entre le conscient et l’inconscient, libérant les énergies conflictuelles, nous faisant évoluer vers un processus de transformation positif de nous-mêmes.

Chaque atelier d’Art-thérapie, en lien avec les étapes du conte, introduit l’éclairage nécessaire sur le fonctionnement propre à chacune, et pourvoit les outils appropriés au dépassement de chaque épreuve, dont toutes pourront disposer à volonté pour puiser dans ces ressources quand elles le désireront. Ces sept étapes d’une journée permettent les prises de conscience, le dépassement de certains fonctionnements qui entravent notre liberté d’action, d’ouvrir des portes vers d’autres possibles. Au final on acquiert un certain apaisement, le sens de son évolution personnelle, la clarté de nos intentions, et surtout la force d’aller de l’avant, confiante en notre destinée.

Agnès Perelmuter

Art-thérapeute

Bibliographie

Clarissa Pinkola Estes, 1996, Femmes qui courent avec les loups, Grasset

Marie-Louise Von Franz, 1970, L’interprétation des contes de fées, Albin Michel

1993, La femme dans les contes de fées, Albin Michel

Agnès Vincent, 2014, L’âme des femmes, Association de Psychanalyse symbolique

Les contes de Grimm, Ed. Grand Format Flammarion